Cœur de pierre

Rochers, Cap Roux, Saint-Raphaël. Carnet de voyage août 2019

Cœur de pierre

Carnet de voyage Côte d’Azur, Méditerranée

Sa coque galbée se faufile parmi les cailloux, épousant la mer avec un si joli déhanché qu’on lui pardonne en souriant d’être éclaboussé à chaque vague un peu forte.
Notre pointu se prénomme Saint Benoît. Patron de la bonne mort – et aussi des ingénieurs, des scouts et des chaudronniers -, il aiderait à passer le cap sans embûches.
J’essaie de m’en souvenir quand, malade de peur à l’idée de périr en mer, je navigue submergée par d’épouvantables cauchemars. Et si les hélices réduisaient en bouillie des baigneurs imprudents ? Et si je finissais noyée, coincée sous la coque après avoir chaviré ? Et si un bateau percutait le nôtre de plein fouet ? Et si des rochers invisibles nous harponnaient par traîtrise ?
Les enfants se moquent de moi, mon mari répète comme un mantra que tout va bien.
Rien n’y fait, je n’ai pas le pied marin.

C’est la perspective de peindre des rochers inaccessibles depuis la terre qui me fait céder à l’appel du large.
Après une traversée plutôt calme, je débarque dans le secret d’une crique toute rose et baignée de bleu.
De loin, on croit que la pierre saigne.
Je découvre en approchant un kaléidoscope de rouges en fusion, trempés dans le turquoise d’une eau qui ne rafraîchit rien.
Le porphyre miroite comme du grenat facetté et l’ocre explose en éclats qui fracturent le roc, révélant des veines violacées, des trous béants, des blessures anciennes.
Peindre des rochers consiste à fragmenter la touche.
Décomposer la couleur pour mettre en forme les reliefs.
J’égratigne d’abord la surface, puis je m’enfonce à grands coups de pinceau. Un geste franc donne une belle taille directe. La moindre hésitation émiette.
La pierre coule en moi, elle me souffle mes attaques et mes retraits.
Il ne reste qu’à ciseler un creux, arrondir, polir, faire briller.

Pétrifiée, je me demande comment revenir à moi.

Cap Roux, Saint-Raphaël
Août 2019