Des champs de lave se figent à perte de vue.
La silhouette mamelonneuse des volcans trempés de soleil découpe un
nuage.
Comment raconter ces tapis de scories jetés là par le bouillonnement du
magma ?
Il ne reste que des cendres, des statues charbonneuses et des roches pulvérisées
par l’explosion.
L’eau, le feu, l’air et la terre dansent un pas de quatre endiablé.
Bleu outremer, oxydes rouges, jaune de soufre.
Couleurs pures, primaires. Rien de secondaire.
L’ombre qui rassemble.
La lumière pour révéler.
Les pierres réchaufferont leur sang froid si vous les prenez par la main.
En frottant avec délicatesse deux silex, on en fera jaillir des étincelles.
Le feu et la pierre s’entendent pour s’allumer.
Le Tso Moriri m’avait émue aux larmes. A 5000 mètres d’altitude, Je touchais en levant les bras la beauté du ciel du bout des doigts. L’Himalaya avait prouvé qu’un paysage pouvait me rendre heureuse. J’ai pleuré pour la seconde fois à Lanzarote, en découvrant que la Terre abritait la possibilité d’un ovni. Une île aux antipodes des autres îles, avec des épines et un cœur plus sensible que celui d’une bombe. Une extra-terrestre.
Je prédis mes voyages comme d’autres lisent l’avenir, en tirant les cartes d’un jeu de scénarii emboîtés comme des poupées russes. Sinon, le monde ne tourne plus rond. Et si… L’arborescence des éventualités déploie ses branches mentales, les idées poussent tandis que fleurit le champ des possibles, arrachant au passage les mauvaises surprises, pulvérisant les grains de sable. En chemin vers l’inconnu, mon imagination s’empare de chaque situation, échafaudant des plans d’une précision telle que le risque d’imprévus frôle le zéro. Certains s’imaginent qu’un voyage excitant relève de l’improvisation. Je préfère tracer ma route en pesant mes choix, au gré des aléas anticipés et résolus sans l’aide de personne. D’abord singulier, mon voyage se décline au pluriel. Pas de panique.
La nuit accouche d’une matinée toute rose et fraîche. Pas l’ombre d’un nuage pour ternir le jour qui grandit à toute vitesse. Les pêcheurs arrivent déjà en trainant les pieds. Il est 7 heures. J’entends leurs voix cassées par le tabac. Les mégots s’accumulent devant le banc sous la fenêtre de ma chambre. Ils s’exclament en raclant les r comme si un ennemi visqueux se cramponnait à leurs bronches. Les rires fusent, gras du saucisson qu’ils avalent en guise de petit-déjeuner. Je bois une gorgée de café brûlant sans sucre. Un oubli. L’amertume m’étouffe avec le sadisme d’un pervers qui enfoncerait dans ma gorge un chiffon pelucheux. Dehors les hommes s’énervent de plus en plus fort, les verres s’entrechoquent, les femmes jacassent en faisant crisser leurs chaises. Je lâche ma tasse qui bascule dans une position grotesque. Elle roule d’un côté, puis de l’autre. On dirait un bateau en perdition. Moi aussi. Le café dégouline. La flaque aux reflets dorés qui brille sur le carrelage absorbe mon regard. Je coule. Trop de bruits, l’odeur de la fumée des cigarillos mêlée avec celle du café froid me coupe le souffle, le soleil si clair. Une inspiration, retour à la surface. J’éponge. L’éclat des voix s’estompe au fur et à mesure que s’éloignent les hommes en retard et leurs épouses pressées. Silence. Un café noir. Deux sucres. J’ai besoin de peindre et de douceur.
Certains rochers ont le privilège de la beauté. Des
colorations naturelles qui les font rares, profondément attachants, sensibles.
Ils possèdent une texture particulière : dans les
grains, les failles, les reliefs, les motifs. Une expression unique qui s’animera
avec le ressac et le mouvement du soleil.
Un rocher doit s’apprivoiser : ne pas laisser fuir son
reflet, accrocher le regard à une rugosité pour qu’elle ne s’échappe pas.
Le décomposer, face à face.
L’isoler, le considérer comme le fragment précieux d’un
paysage de valeurs.
La vue se brouille si vite.
J’ai toujours l’eau à la bouche quand j’ai trouvé le bon
point de vue, comme si je m’apprêtais à déguster un bon gâteau.
Là, se dresse au premier plan une masse violette qu’il
faudra atténuer pour ne pas dresser de barrière entre moi et l’océan. Elle
projette la silhouette d’une chimère qui rampe sur le sable mouillé.
Voilà que je ne distingue plus qu’une mosaïque d’ombres
portées. Abstraction du reste.
Il me faut cligner des yeux pour revenir à moi.
Ne pas oublier de faire briller quelques éclats de
coquillages.
Un chaos de basalte déboule vers la mer. Des cailloux dépassent, surmontés d’une coque blanche. Ils fendent le ciel d’un coup de lame.
Penser à déchiqueter sur les bords.
Ne pas se ramollir.
Amples les gestes, sans petits mouvements.
Papier aquarelle 300 grammes grain fin, cellulose. Les fibres de coton absorbent la couleur en empêchant toute forme de repentir.
J’aime les marges nettes, bien droites, bien blanches. Ainsi, pas question de se laisser déborder.
Je vérifie si mes rochers respirent en me reculant sans
cesse. Les gens doivent me prendre pour une folle.
Ne rien pétrifier.
Je les caresse avec mon pinceau, je les abreuve de pigments
dilués, à refus.
Ils me font signe, à leur manière.
Se détendre, calmer le jeu. Sinon, on perd l’équilibre.
Plus de brun par ici, une pointe de bleu par là. L’indigo illumine
une ombre mieux que n’importe quel gris quand il s’accorde avec le son de
l’orange. Il arrive que certaines notes de couleurs me désintègrent quand elles
explosent trop fort.
Je me bouche les yeux, j’en fais trop, plus de mesure perte
de connaissance je tremble j’ai peur je fonce les couleurs et dans le vide.
Je ne sais plus, je m’égare. Trop de détails se bousculent. Les
couleurs s’agrègent en une carapace de pigments impossible à transpercer.
Les reliefs s’aplatissent sous les coups de brosse, une
pluie de matières s’abat. L’horizon se brouille.
La bataille est perdue.
Le ciel se déchire enfin, dévoilant une trouée de flou au creux de laquelle je rêve de me pelotonner. J’oublie un instant l’enfer des nuances démultipliées à l’infini que je n’arriverai jamais à fixer.